Il suffit d’avoir l’opportunité de passer une grande partie de l’année à l’étranger et de prendre l’habitude de s’informer grâce aux médias internationaux et même locaux (sans même en parler la langue, juste pour en saisir la tonalité d’ensemble) pour être frappé, lors du retour en France, par la couleur particulière qui se dégage des média hexagonaux. Deux traits caractéristiques sautent aux yeux : la tristesse, et le conflit.
La tristesse d’abord, parce que l’enthousiasme des journalistes ou présentateurs qui font le dynamisme et l’ouverture d’esprit des média internationaux est une denrée parfaitement rare chez nous : le commentateur est immobile, assis, ne bouge pas, récite du haut de son statut ce qu’il lit sur les prompteurs à la façon d’un robot sans aucune espèce d’émotion. La prononciation elle-même y participe, avec ce ton monotone et sans nuance qui est la marque de nos journalistes. A l’écrit, on retrouve ce ton impersonnel et froid, ce manque de conviction et d’intérêt pour la plupart des sujets qui pourtant ne manquent pas d’agiter la planète et qui suscitent ailleurs indignation ou enthousiasme, surprise ou agacement. Sans parler du débat, pilier central de la démocratie s’il en est, qui est devenu un genre en voie d’extinction, sans doute trop difficile à arbitrer, ou alors qui tombe si vite dans la jouxte nauséabonde lorsqu’il est encore pratiqué… La France est triste, le moral des français est chaque année en queue de peloton des sondages dans une Europe elle-même particulièrement mal placée dans le monde. Et lorsque le moral est bas, on ne prend plus les risque de la contradiction, on se replie sur soi et sur ses lubies.
Le conflit ensuite, parce que justement, la planète ne manque pas d’actualités importantes, que ce soit sur le plan économique, politique, militaire ou même sur le plan des faits divers. Or quelle est la principale activité médiatique française depuis des mois si ce n’est des années ? La polémique politicienne domestique, les attaques ad hominem entre opposants politiques franco-français, avec comme méthode d’investigation particulièrement malodorante l’interprétation presque systématique des mises en examen comme autant de jugements de justice, et la considération des rumeurs comme autant de vérités cachées par leurs victimes. Les débats n’existent presque plus, mais les échanges entre parties sont devenus méchants et partiaux. L’escalade est devenue la règle, le point Godwin y est une habitude… Tout cela aux dépends bien évidemment de la vraie actualité qui en France devrait pourtant nous tenir éveillés : un taux d’endettement record mais qui continue de s’accroître, un taux de chômage de plus en plus élevé, une reprise économique à la traîne par rapport au reste du monde, une désindustrialisation et d’une manière générale une perte de compétitivité qui devrait par la force des choses nous intéresser.
Or le premier tour des élections municipales actuelles nous rappelle de façon limpide, comme chaque fois lors des grandes échéances politiques, combien la France va mal. Que dire de ce premier tour ? Que plus de 37% des français ne se sont même pas déplacés pour voter, un record. Et que le Front National continue sa percée.
Dans une démocratie, que près de 4 électeurs sur 10 ne prennent plus part aux consultations électorales n’est pas en soi un problème lorsque cette démocratie fonctionne parfaitement. Cela peut même constituer au contraire la preuve d’un certain aboutissement, une sorte de corollaire au succès : la vie de la cité est parfaitement gérée, les enjeux du futur sont bien appréhendés par la classe politique, l’économie et le social sont maîtrisés, le bonheur des citoyens est relativement bien assuré, alors à quoi bon se déplacer puisque tout va à peu près bien ?
Ce qui est grave, c’est lorsque l’abstention s’accroît en même temps que les problèmes. Dans ce cas, elle sonne comme une alerte, elle est la preuve d’un divorce de plus en plus dangereux entre la classe politique et les citoyens, elle laisse supposer que ceux-ci ne se reconnaissent plus en cette dernière, et n’en attendent plus rien.
La montée de l’extrême droite confirme parfaitement ce danger : certes, le parti de Marine Le Pen semble moins « viril » que celui que dirigeait son père, mais sa nature populiste est très inquiétante car le programme du Front National est parfaitement irréaliste. Quitter l’Europe, dévaluer la monnaie, ce ne sont que des recettes à court terme qui font illusion auprès de couches populaires qui n’ont aucune espèce de connaissances en économie, et dont le Front National se garde bien d’ailleurs d’en énoncer les dangers : attaque de la monnaie, accroissement du coût des importations et de la dette, risque de taux d’intérêt dissuasifs et risque consécutif de défaut de paiement. Tout cela pour rien en plus, puisque jamais la dévaluation d’une monnaie n’a apporté et n’apportera une amélioration de la compétitivité structurelle d’un pays !
De toute façon, le populisme ne fait rarement preuve de créativité. Il est toujours plus ou moins structuré autour d’invariants tels que :
– l’ennemi commun extérieur, qui est la cause de tous les problèmes, en l’occurrence, en plus des étrangers (le père), le coupable est l’Europe (la fille)
– les recettes grossières mais symboliquement défoulatoires, en l’occurrence quitter la monnaie unique pour casser les prix et gagner des parts de marché, ce qui n’est qu’un ultime pied de nez au monde extérieur : puisque celui-ci semble être la cause de nos difficultés économiques, tournons-lui le dos ou contournons-le !
– l’absence de remise en question intrinsèque, puisqu’aucun effort n’est demandé aux électeurs, tout se passera si facilement grâces aux recettes précitées. Ce n’est pas de notre faute, et nous nous débrouillerons si bien une fois redevenus seuls avec notre monnaie…
Tristesse, polémiques internes incessantes, montée des populismes, inconséquence face aux enjeux, tout cela sent bien évidemment très mauvais, mais faut-il se rappeler la dernière élection présidentielle ? Ne se caractérisait-elle pas par :
– un concert politiquement et médiatiquement orchestré de diffamation à l’endroit du président sortant ?
– un évitement quasiment total des difficultés du pays pendant la campagne, grâce notamment à l’absence de véritables débats suivis et contrôlés ?
– un Président élu sur un programme impossible sur le plan économique, mais basé sur le ressentiment anti-riche de toute une partie de la population ?
Tristesse, conflits internes, repli sur soi, refus du réel, c’est à peu près ce que mentionnait déjà un mémoire de DEA d’un étudiant en troisième cycle en IAE au début des années 90, qui concluait par une métaphore médicale un peu osée mais probablement assez proche de la réalité : « la France, une société psychasthénique ».
Relire la définition de cette maladie fait en effet réfléchir : la psychasthénie (du grec psukhê, âme, et astheneia, manque de force) et une névrose qui se caractérise par « le manque de résolution, le doute et les préoccupations stériles. Il semble que le psychasthénique n’ait pas la force d’affronter le monde tel qu’il est, ou qu’il le fasse d’une façon étriquée. Il s’y sent étranger ; il s’occupe trop de lui-même et s’invente des soucis. Cette affection serait basée sur la faiblesse de la fonction du réel. Elle entrainerait une baisse de la tension psychologique » (La Psychologie, CEPL).
27 mars 2014 8 h 50 min
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