On peut partager la douleur inhérente à la disparition de journalistes courageux, lâchement assassinés pour de sombres raisons touchant la religion, on peut éprouver une profonde tristesse suite au meurtre d’un dessinateur de Charlie dont on appréciait particulièrement le talent (Cabu pour ne pas le citer), on peut se sentir atteint au plus profond de sa chair dans cette monstrueuse tentative de privation de la liberté d’expression… sans pour autant partager la façon dont cet acte terroriste a été traité par les média, récupéré par les politiques, puis décliné par la population.
Dans ce climat de communion émotionnelle intense et unanime, certes enthousiasmante au premier abord, il faut tout de même un certain courage pour prendre le rôle inverse, celui qui consiste à trouver à redire dans cette soudaine unité nationale, et que d’aucuns taxeront de pisse-vinaigre déplacé ou d’autiste de la compassion.
Quitte à prendre ce risque, l’auteur de ces lignes préfère rappeler que l’on apprend toujours beaucoup d’une société lors des évènements exceptionnels qui la secouent. Comme en psychologie, toute saillie, tout changement fortuit, tout comportement remarquable s’avère souvent très lourd de significations. Depuis cet attentat, que s’est-il passé en France ?
Une couverture médiatique totale, une emphase politico-journalistique générale
Certes, c’est le métier même de journaliste qui est attaqué, et il est normal que la profession, atteinte dans l’intégrité physique de ses troupes, réagisse avec grandiloquence et de façon unanime. Il est bien sûr impossible d’établir une quelconque équivalence entre l’horreur de cet attentat et des crimes de même intensité et le faire serait une faute. Pourtant, aller jusqu’à comparer cet acte terroriste de « 11 septembre culturel » comme ont pu le faire certains commentateurs peut surprendre et en dit long sur cet esprit de mesure dont on sait qu’il peut faire momentanément défaut sous le flot des émotions. Jusqu’à preuve du contraire, les deux terroristes n’étaient pas spécialement entraînés et ne semblent pas avoir opéré au sein d’une organisation digne de ce nom. Rien à voir avec l’attaque du territoire américain, attaque qui avait été longuement préparée et qui avait mobilisé des centaines d’individus et des moyens matériels d’une toute autre magnitude.
Que le gouvernement convoque l’ancien Président peut surprendre, alors que ni les frontières, ni l’intégrité du pays n’étaient menacées dans des proportions qui le justifient. Cet acte purement symbolique, pour ne pas dire médiatique, n’apportait d’ailleurs aucune espèce d’efficacité supplémentaire dans la lutte contre le terrorisme en général et dans la traque des auteurs de ces crimes abominables en particulier.
Sans doute était-ce son but premier, car la sphère médiatique interpréta en chœur cette convocation comme la preuve d’une « union nationale » et comme la fin de la « politique politicienne ». Avouons le : avec de telles réactions journalistiques, angéliques à souhait, la classe politique française dispose d’un boulevard, si ce n’est d’un mégaphone amplificateur, pour faire passer tous les messages qu’elle souhaite.
Après cela, il ne reste plus qu’au Président et à son Premier Ministre de faire preuve de « dignité face à la tempête » et le tour est joué. Gageons que c’est au moins 10 points de plus dans les sondages pour chacun d’entre eux. On sait que par un phénomène purement mécanique, il suffit qu’un homme politique se casse une jambe (par exemple) pour voir sa côte de popularité monter. Alors, dans le contexte actuel, il est facile d’imaginer la puissance du rebond : encore plus fort que lors de l’envoi de troupes en Afrique, puisqu’il s’agit d’une agression sur notre sol. Quelques apparitions dans les média avec une tranquillité de ton pour rassurer la population, une visite aux gendarmes blessés, et le tour est joué. Les génies politiques se révèlent dans des circonstances exceptionnelles. Pourquoi n’en serait-il pas de même chez les politiques qui possèdent le génie de la communication de masse ?
Une agitation vaine, qui risque de motiver les terroristes potentiels et dont on peut s’interroger quant aux ressorts profonds
Classe politique et cercles médiatiques s’étant unis comme un seul homme pour donner le la, il ne restait plus qu’à la population de suivre le tempo. La France regorgeant de spécialistes des manifestations dans la rue, prêts à se mobiliser en quelques heures, le résultat ne s’est pas fait attendre. D’autant plus que le signal de départ a été donné au sommet de l’Etat, avec le concours du Ministère de l’intérieur s’engageant à assurer une « sécurité totale » lors des défilés, sans compter l’effet de la présence d’hommes et de femmes politiques étrangers !
Avec le recul, et sans minimiser l’horreur de ce qui s’est passé, toutes ces manifestations de soutien ou de révolte sont vaines, et presque folkloriques : tel club de sport voit ses adhérents envoyer chacun son tour un message de soutien par e-mail, rivalisant de trémolos linguistiques et de professions de foi, saturant les boîtes de réception… Tels réseaux sociaux voient la photo et/ou le pseudo d’une bonne partie de leurs membres arborer le logo « je suis Charlie », au point de ne plus pouvoir les reconnaître… Telles municipalités affichant à l’entrée de leur ville « nous sommes Charlie »… Telles entreprises décrétant une minute de silence, etc…
Lorsqu’un mouvement de population atteint ce niveau d’amplitude, c’est vraiment la preuve d’une pression sociale intense et d’un tropisme de masse passablement gratifiant sur le plan individuel. Après tout, faire bonne mesure était facile : un simple clic, au pire, deux ou trois heures de marche dans la rue… Il était tellement impossible de se rebeller : certains websites n’ont-ils pas verrouillé leurs forums traitant du sujet afin d’éviter toute discordance dans ce concert de compassion humaniste et généreuse ?
Mais à quoi tout cela peut-il bien servir ? N’est ce pas déplacé ? En quoi de tels épanchements de foule peuvent-ils aider ? N’est-ce pas le signe de sociétés devenues peureuses, et qui ne savent plus rien faire d’autre que de dégonfler leurs angoisses sur la place publique, lors de happenings de masse afin de se soutenir mutuellement contre un ennemi qui fait peur ? A l’image d’enfants gâtés qui se seraient regroupés pour hurler contre la cause de leurs frustrations ? Après que leurs parents (l’Etat) les y aient incités ? A croire que le fautif est ailleurs, voire méconnu ?
Tout cela n’est-il pas totalement contreproductif ? Il suffit de se mettre un seul instant à la place des terroristes pour comprendre qu’il n’existe rien de plus valorisant que les plaintes et les gémissements de leurs victimes. Chaque réaction contre les dégâts qu’ils ont causés leurs fournissent les meilleures justifications, et fonctionne sans doute comme une incitation à poursuivre.
Une union nationale aussi subite que trompeuse, sur fond de classe politique impotente
Faut-il le répéter, on peut partager ce sentiment d’horreur en face de tels massacres sans pour autant partager la façon de réagir. La meilleure réaction de la part du gouvernement aurait été de prévenir l’incident par des moyens un peu plus dimensionnés (ce n’est pas la première fois que ce type d’agression se produit en France, en Europe et dans le Monde). Ensuite, lorsque l’agression s’est produite, la réaction du gouvernement aurait du rester purement professionnelle : prendre acte, exprimer la compassion qui sied en pareille circonstances puis indiquer à la population les actions en cours, les mesures mises en place, et bien sûr rassurer pour éviter toute panique aux alentours des zones concernées (d’ailleurs très localisées). Tout ce qui a été fait au-delà, dans le domaine symbolique et émotionnel, ne paraît être que pure opportunisme communicationnel.
Quant aux média, suivre à ce point la moindre manœuvre politicienne sous couvert que des évènements monstrueux se sont produits, est inquiétant dans une démocratie, et laisse craindre que la sphère médiatique, au lieu d’être édifiante pour la société, se contente de la tirer toujours un peu plus sur la pente savonneuse des affects et les instincts…
Cette union nationale aux apparences enthousiasmantes, qui font dire à certains journalistes que « la France s’est réconciliée » n’est peut-être hélas qu’une variante des panem et circenses romains : il ne s’agit plus d’un cirque avec des repris de justice qui se battent contre des gladiateurs ou des lions dans le cadre de cérémonies organisées par le pouvoir politique pour le plaisir (aveuglant) des citoyens. Aujourd’hui, en l’occurrence, il s’agirait plutôt de cérémonies organisées en réponse à une agression nationale et de façon quasi spontanée : l’organisation est assurée par la sphère politico-médiatique (l’Etat n’est plus seul, les média font office de police mentale), et de façon plus ou moins inconsciente ou automatique. Il est d’ailleurs intéressant de s’interroger sur la finalité de ce nouveau type de cérémonie. Celle-ci est difficile à cerner car sans doute multiple :
-La première consiste certainement à créer du lien social afin d’éviter de parler des problèmes de fond et de les masquer jusqu’à la prochaine agression. Parler des problèmes d’assimilation de certaines communautés et des risque de conflits religieux requiert aujourd’hui un immense courage et une puissante honnêteté intellectuelle… Rares sont ceux qui s’y risquent. N’est-il pas plus facile de regrouper la société toute entière sous la bannière de la victimisation, et de la faire pleurer en chœur, plutôt que de la réveiller avec un discours désagréable ?
-La seconde consiste probablement à exprimer voire sublimer la peur face à la nouvelle donne actuelle. Le monde change, la classe politique apparaît incapable d’en annoncer les écueils ni d’en prévenir les conséquences. Peut-être même est-elle aussi dégonflée que la population. Alors, de telles commémorations de masse, qui se déclenchent de façon tout aussi spontanément, permettent de se sentir plus forts face à un danger qui dépasse ou pire, qu’il est interdit de nommer et donc de penser. A l’instar des tribus primitives qui manifestaient contre le mauvais temps, ou pour obtenir de bonnes récoltes, on marche dans la rue, on arbore des signes ad hoc et on observe un rituel grégaire. Pensez-donc, avec un tel effet de groupe, le danger ne va-t-il pas s’éloigner ? De telles actions ne procèdent-elles pas de la même essence que les rituels primitifs ? On se sent impuissants face à des phénomènes innommables et donc impensables. Alors, à qui faut-il s’en remettre ?
Tout cela pour quel bilan ?
Reste à tirer un bilan de ces rituels. En dehors des terroristes, qui vont ressortir remplis de satisfaction et quasiment encouragés à la récidive, le grand gagnant s’avère être le gouvernement. En la personne du Président et des Ministres les plus concernés, il va clairement bénéficier d’un bonus-temps face à l’insécurité, et d’une hausse significative dans les sondages. A l’inverse, une partie seulement de la population aura tiré profit de cette communion nationale émotionnelle : celle qui y aura participé, celle qui l’aura accompagnée, et qui aura décliné tout ou partie de l’attirail folklorique dont elle s’était affublée. Mais cette partie de la population aura bénéficié d’un puissant sentiment de solidarité, celui que l’on ressent dans la foule, lorsque l’on suit son mouvement et qu’on y adhère, avec les tripes.
Surtout, ne nous posons pas de questions. Communions, réunissons nous, partageons nos peurs et nos émotions, manifestons au beau milieu du troupeau, bêlons en chœur ! Pendant ce temps, l’insécurité, la dette et le chômage français poursuivent leur petit bonhomme de chemin.