Il est toujours difficile et personnellement risqué de ne pas partager l’enthousiasme d’une foule voire d’un pays tout entier. Le seul effet numérique d’un groupe est de nature à galvaniser les plus récalcitrants. Les manifestations de soutien exceptionnelles que la France a connues, qu’elles se soient produites sur les réseaux sociaux, via les média ou dans la rue, ont été de puissants vecteurs émotionnels auxquels il est encore difficile de résister. Garder son sang froid, son recul critique, ou ne serait-ce qu’un détachement prudent, face à une communion d’une telle ampleur, nécessite une sacrée dose d’autonomie de l’esprit. Ne pas partager la dynamique d’un groupe, d’une communauté, ne pas céder à l’appel de la foule est en effet risqué. Les thèses de René Girard sur la violence mimétique ne font aucun doute là dessus.
On sait très bien que les mouvements de foule ne se distinguent pas par leur « secondarité » : ils sont « primaires », instinctifs, souvent peu réfléchis, et se nourrissent du caractère suiveur des individus qui les constituent.
Que les manifestations spontanées dans les rues soient parfaitement justifiée par l’horreur des attentats paraît certes évident. Le choc d’un tel carnage contre des caricaturistes a de quoi révolter, et la réaction d’une partie de la population se comprend naturellement. Mais ce sont la récupération de ces manifestations par la classe politique et l’interprétation de celles-ci par les média et de nombreux commentateurs qui soulèvent des interrogations.
La récupération par les politiques
La classe politique française, le gouvernement en particulier, le Président et son Premier Ministre plus précisément n’ont pas vocation à accompagner la rue dans ses réactions émotionnelles, encore moins à conduire le troupeau lors des marches ou des manifestations. Ces images d’une foule choquée qui manifeste son émoi contre la monstruosité des attentats derrière les hommes politiques est un symbole qui est inquiétant. De quel droit l’Etat, par le biais de ses plus hauts représentants, a pu s’immiscer dans de tels mouvements, et a même eut l’audace de les conduire ? En France, l’Etat serait-il omniprésent ? L’Etat serait-il impotent au point de devoir s’abaisser à venir donner du coude et de la voix dans les cortèges populaires ? Cette tendance semble d’ailleurs partagée à l’international, si l’on considère le nombre de membres de gouvernements étrangers qui se sont joints à la tête du mouvement. Le fait de manifester dans la rue est pourtant un acte privé, généralement à l’initiative des citoyens. C’est une façon de s’opposer à la réalité, de la remettre en question. C’est même bien souvent une contestation du pouvoir en place. Or ce sont ceux-là même qui, par leur manque de courage ou de rigueur, n’ont pas su prévenir les attentats, qui conduisaient la marche des protestataires : les hommes politiques du gouvernement actuel ou des précédents ! Fût-elle molle et insidieuse, inefficace et seulement symbolique, d’opérette et pitoyable, n’est ce pas quand même de la dictature ?
L’emphase chauvine des média
Emportés par la puissance du nombre, impressionnés par la foule en liesse, émus par l’aspect spectaculaire de ces mouvements populaires et par la tenue de circonstance des politiques (bien droits, la mine sérieuse et digne), de nombreux journalistes et commentateurs se sont laissés embarquer dans des effusions particulièrement romantiques. Certains ont même vu leur fibre nationale se dilater de façon béate. Parmi ces exagérations, quelques thèmes apparaissent clairement, et en disent long sur l’irréalisme du moment, et sur notre pathos national :
- La France a changé, elle n’est plus souffreteuse ou déprimée. Pardi, les mentalités ont changé tout d’un coup, lorsque les gens se sont mis à exprimer leur émotion suite aux attentats terroristes ! A des zombis soit disant pessimistes et assistés se sont substitués tout d’un coup des citoyens dynamiques et éclairés, prêts à en découdre avec un réel qu’ils n’avaient pas encore découvert la veille des attentats. Un vrai miracle, au niveau national.
- La France de nouveau capitale mondiale de la culture. Au diable la modestie… Depuis le temps que notre pays se fait tailler lentement mais sûrement des croupières sur les plans économique, scientifique, industriel, financier et culturel (les historiens le disent, tous ces domaines vont de pair), c’est presque une aubaine d’avoir été remis subitement sous le feu des projecteurs du monde entier. Pourtant, nos derniers prix Nobel, la réputation d’HEC ou de l’Ecole d’Economie de Toulouse hors de nos frontières, les succès internationaux de nos entreprises du Cac40 sont autrement plus convaincants en matière de leadership que la revendication d’un « 11 septembre », fût-il « culturel »…
- Le Président de la République a été à la hauteur de l’évènement, et a montré qu’il était meilleur par gros temps. Mais bien sûr, la montée de l’insécurité, du chômage, de l’exclusion, la perte de compétitivité, le recul relatif de l’économie du pays, tous ces problèmes ne seraient que des broutilles, des détails dont la solution est à la portée de n’importe quel Président un tant soit peu compétent. En comparaison, tenir son rang avec dignité lors des manifestations, des discours et des célébrations, afficher une mine de compassion et en même temps de solidité depuis les attentats, tout cela exigerait des compétences autrement plus compliquées, et constituerait de bien meilleures preuves de l’efficacité et du courage d’un Président… On croit rêver.
- La fin de la politique politicienne. Opposition et majorité se sont retrouvées comme chaque fois qu’il s’agit de serrer les coudes. Le contraire aurait été très mal interprété, et personne n’a d’ailleurs osé attaquer le gouvernement, en pareil contexte : c’était trop risqué, on ne tire pas sur une ambulance. Les Députés ont certes chanté la Marseillaise à l’Assemblée, toutes couleurs confondues. Le symbole aura été exemplaire. Mais quelles étaient les motivations des uns et des autres dans ces réconciliations soudaines après des décennies de guéguerres politiciennes et de conflits de chapelles façon cloche-merle ? Il serait naïf de ne pas prêter aux membres du gouvernement le moindre soupçon d’opportunisme (la possibilité, lorsque l’on est très bas dans les sondages parce qu’on accumule les erreurs, de se refaire une santé à peu de frais), et chez des figures de l’opposition la moindre trace de lâcheté (il y a des situations où, bien que méritée, la critique est jugée discordante et se paie cash auprès de l’opinion, alors on s’abstient). Vraiment tous des innocents ?
- Le gouvernement va maintenant réagir contre le terrorisme.Enfin un virage salutaire, une sorte d’électro choc spectaculaire à partir duquel l’Etat français va devenir un parangon de prévention, un déclic salvateur qui va le rendre totalement engagé contre le terrorisme, entièrement tourné vers les causes culturelles, sociales et économiques de tels actes si révoltants.Au beau milieu d’un enthousiasme aussi unanime, serait-il interdit de faire remarquer combien le dispositif de sécurité de Charlie Hebdo semblait sous-dimensionné ? Il y avait pourtant des antécédents au journal, en France et en Europe… Serait-il interdit de rappeler que les auteurs de l’attentat étaient fichés par la police et que malgré cela, ils ont pu réaliser un véritable carnage en plein milieu de Paris, de jour ? Serait-il enfin interdit de rappeler que le profil de la plupart des terroristes démontre que l’aspect social est toujours présent dans le cheminement qui les mène au passage à l’acte ? Le cycle infernal « échec scolaire-chômage-marginalité-pauvreté-délinquance-endoctrinement » est connu depuis longtemps. Les solutions ne concernent pas seulement les forces de l’ordre. Elles touchent d’ailleurs des domaines autrement plus complexes à maîtriser : efficacité de l’éducation des milieux défavorisés, compétitivité économique de l’ensemble du pays (ce qui signifie au minimum réforme du droit du travail, de la fiscalité, de l’enseignement et de la recherche), aménagement du territoire…
- La liberté de la presse n’a pas à s’encombrer des valeurs des autres peuples et religions. Les anglo-saxons le disent très bien, et n’ont d’ailleurs pas réagi de la même façon que la France à ces évènements : la liberté d’expression est un droit essentiel, mais on ne peut pas se moquer de tout en toutes circonstances. La limite entre ces deux assertions presque contradictoires, est fragile, et s’illustre parfaitement par le comportement du roi Abdallah II de Jordanie, qui avait participé à la marche dans Paris tout en accusant ensuite Charlie Hebdo d’irresponsabilité, ou de certains leaders politiques ou religieux de pays musulmans qui ont condamné à la fois le terrorisme et les caricatures parues depuis. En déclenchant des manifestations dans de très nombreux pays, parfois violentes, la dernière Une de Charlie Hebdo (d’après attentats) ne risque t-elle pas d’envenimer les tensions ? Faire avancer la liberté d’expression sous les coups de butoir répétés de la provocation n’est pas forcément plus rapide. Ne fallait-il pas laisser le temps nécessaire à la longue acculturation que cela exige ?
Pendant ces quelques jours exceptionnels qui ont suivi les attentats, qu’est ce que notre pays a t-il démontré ? Comme d’habitude, sa capacité à descendre dans la rue, à se mobiliser dans les réseaux sociaux, et à manifester haut et fort ses émotions. Se réveiller, redresser la barre et affronter le réel de façon globale et opérationnelle sera une autre paire de manche. Seul le futur nous dira si nous en aurons été capables car pour le moment, il suffit de regarder la trajectoire de ces 30 dernières années pour qu’il soit permis d’en douter.
19 janvier 2015 8 h 17 min
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