Perdre un frère dans un attentat est un sévère traumatisme qui peut déclencher différents types de réactions psychologiques : le mutisme, la dépression, la colère, la violence, la sublimation, la révolte… Quelque soit la réaction adoptée par la personne traumatisée, on peut supposer par principe que cette réaction est légitime : même si ce n’est pas forcément la réaction la plus efficace d’un point de vue clinique extérieur, il y a tout de même des chances que cette réaction permette au sujet souffrant de passer le cap de la douleur, et de l’aider à la surmonter. Cette réaction est inhérente au sujet et ne se choisi pas. Elle ne se discute pas non plus (en tout cas, pas sur le coup). Mais d’un point de vue objectif, c’est-à-dire sociétal voire épistémologique, la réaction de cette personne qui en appelle à un boycott de l’hommage national est-elle légitime ? Que faut-il en penser ?
Plutôt que de vouloir justifier la position de cette personne (moralement choquée) par une analyse détaillée des lacunes éventuelles du gouvernement en matière de prévention (voir plus bas), il est tout à fait envisageable de donner raison à cet appel au boycott pour une toute autre raison, une raison purement compensatoire. Dans un pays dont les leaders politiques remontent systématiquement dans les sondages à chaque fois que se produit un attentat qu’ils n’ont pas su prévenir, n’est-il pas en effet nécessaire, utile et salubre de donner une chance à tout ce qui pourrait éventuellement casser cet élan national post traumatique ? D’ailleurs, qu’en est-il exactement de cet « élan de solidarité », de ce « rassemblement national », de ce « redressement populaire » dont nous bassinent les média ? De quelle nature est-il ? Faut-il vraiment s’en gargariser ? La France s’est-elle vraiment remise « debout » depuis les derniers attentats ? Les média n’avaient-ils pas déclaré qu’elle s’était déjà « relevée » depuis ceux de janvier ?
Sans vouloir donner une image primaire de la société humaine, il faut quand même avoir le courage d’avouer que les images des attentats, les corps ensanglantés allongés sur le sol, la noria des ambulances aux sirènes stridentes, le regroupement des sauveteurs sur les blessés entourés de leur matériel médical, tout cela remue les tripes et soulève la peur. La peur de la mort, de la souffrance, de la perte d’intégrité corporelle, tout ce que notre espèce exècre intensément au plus profond des couches de son inconscient le plus primitif…
En conséquence du puissant impact psychologique de ces évènements, tout ce qui est ensuite déclaré et réalisé par les politiciens revêt presque la même force. Les discours et les décisions de nos hommes politiques rappellent ces horreurs, véhiculent la même émotion ou presque, et sont donc enveloppés d’une aura qu’ils n’ont pas habituellement. Quant aux cérémonies d’après attentats, leur impact est encore plus saisissant, et s’apparente même à celui des attaques : la foule droite et immobile, les officiels au garde à vous, la mine triste, les lèvres serrées, le vêtement sombre, le protocole et l’uniforme des militaires, la marche funèbre, les gerbes de fleurs alignées sur les cercueils, les larmes qui apparaissent ça et là au coin des yeux des personnes les plus émotives et que les caméras ne rateront surtout pas… Tout cela crée un incroyable choc émotionnel et seuls quelques très rares psychopathes ne vibrent pas à l’unisson de l’émotion générée par de telles circonstances.
Ceci étant dit, la peur et l’émotion sont très mauvaises conseillères. Sous leur effet, ne devient-il pas urgent de s’en remettre si ce n’est à Dieu, tout au moins au gouvernement et à son Président ? Car dans la panique, l’inconscient recherche à se rassurer et va saisir tout ce qui peut alentour lui permettre de se reconstruire une représentation sécurisée et cohérente de son environnement immédiat. Instinctivement, il va se raccrocher aux discours rassurants, aux mesures sécuritaires annoncées, aux images des Rafales qui bombardent les positions de l’EI, aux militaires qui stationnent en nombre dans les rues de la capitale, au engagements verbaux que le Président aura soutiré d’un Obama, d’un Cameron et d’une Merkel… Choc émotionnel oblige, on a naturellement une propension à s’enthousiasmer pour tous ces détails qui vont permettre de casser la peur qui s’est introduite en nous. Or, la primauté des tripes sur l’analyse, de l’instantané sur le recul, de l’emportement visuel sur la réflexion, tout cela est purement du domaine des affects et ne peut remplacer une analyse froide et détachée de la situation. On parle d’unité nationale après chaque attentat, mais c’est illusoire. Ce n’est qu’une réaction émotionnelle post stress, purement instinctive, absolument pas réfléchie, à usage sans doute purement cosmétique. L’une des réactions rationnelles n’aurait-elle pas consisté au contraire à demander la démission du gouvernement ? N’apparaît-il pas dépassé sur tous les plans, et en particulier sur le pan sécuritaire ?
Place donc à l’analyse froide et rationnelle des faits. Hélas, il n’est même pas nécessaire d’être un spécialiste du terrorisme pour se rendre à l’évidence : de nombreux indices laissent suggérer que le gouvernement n’a pas pris la mesure nécessaire des menaces dont notre pays fait l’objet :
-alors que l’Armée danoise sécurise les locaux de son équivalent suite aux attentats de Copenhague, Charlie n’était gardé que par deux gendarmes ! On connaît le résultat.
-pratiquement tous les terroristes des attentats de ces dernières années (y compris bien évidemment ceux du vendredi 13) étaient fichés par les services de police. Ils étaient donc connus comme faisant partie des personnes à risque ! Faut-il attendre de les prendre sur le fait accompli pour s’intéresser à leur profil ? Quand on veut éviter de tels carnages, on ne regarde pas trop sur la volumétrie des actions à entreprendre. On les hiérarchise et on y met les moyens. Surtout qu’ils ne sont pas des millions d’individus à être fichés.
-certains parmi ces terroristes du vendredi 13 sont arrivés récemment, en profitant des flux de migrants. Ils n’ont donc pas été contrôlés ou identifiés à la frontière.
-bien que très localisés géographiquement, les quelques coups de filet réalisés après les derniers attentats auprès des personnes fichées ont été particulièrement fructueux et rapides. Ce qui prouve combien il aurait été facile de les déclencher avant.
-aucune destination à risque n’a fait pour l’instant l’objet d’une interdiction de survol de la part du gouvernement vis-à-vis des compagnies aériennes. Comme si c’était au prochain missile de donner le signal…
Ainsi, pour toutes ces raisons, l’unité nationale n’apparaît pas forcément comme le meilleur réflexe d’une Nation. Dans certains cas, il se peut que la désunion, la critique, le coup de pied dans la fourmilière soient autrement plus salutaires… Le gouvernement actuel mérite t-il notre confiance ? Telle devrait-être la première question à se poser avant de lui donner de nouveau un blanc seing comme nous l’avons fait après les attentats du 11 janvier.