L’analyse kinésique, ou la « kinésie » consiste à étudier la signification des gestes. On dit du verbe qu’il est fait pour mentir, alors que le langage du corps, dit « non-verbal », ne ment pas, ce qui n’est pas tout à fait exact toutefois, car il est théoriquement possible de mentir avec n’importe quel langage dont on connaîtrait parfaitement les codes. Mais il est effectivement bien plus difficile de mentir avec son corps…
Ainsi, les gestes, les attitudes et les mimiques sont une mine de renseignements pour qui veut se donner la peine de s’y pencher. Les livres de l’un des spécialistes les plus connus, l’anthropologue E.T. Hall[1], sont un régal car ils font découvrir un univers qu’on ne soupçonne habituellement pas. Plus récemment, un universitaire[2] aurait découpé la gestuelle humaine en une série d’une cinquantaine d’équivalents phonétiques (phonèmes), les « kinèmes » afin de constituer une sorte de dictionnaire de ce langage du corps, langage pourvu donc de sa propre syntaxe.
Le « body langage » est un langage primaire, instinctif, ancestral, dont d’ailleurs la partie la plus rudimentaire est commune à de nombreuses espèces[3]. En conséquence de quoi, chacun d’entre nous est potentiellement capable de déchiffrer ce langage, à condition d’y prêter l’attention nécessaire, ce que pourtant nous ne faisons pas toujours. Une étude scientifique a démontré il y a une vingtaine d’années que n’importe qui pouvait deviner le caractère d’inconnus sur simples photos avec une fiabilité relativement élevée. Il suffit bien souvent de se laisser aller à ressentir les choses au fin fond de notre inconscient collectif, ainsi que l’enseigne la phénoménologie, pour percer les mystères de ce moyen d’expression encore assez naturel.
Pour se livrer à un tel exercice, nous Français avons une chance inimaginable : celle d’avoir sous la main une communauté dont la gestuelle est typique et reconnaissable d’entre toutes. De quel groupe ethnique s’agit-il ? Des énarques et plus généralement des hauts fonctionnaires, sorte de noblesse d’état qui truste nos gouvernements successifs quand elle ne préside pas à notre destinée à partir de la plus haute fonction, celle de Président de la république.
Des gestes qui vont au-delà du mouvement nécessaire
Enfoncer un clou avec un marteau impose des gestes précis et sûrs. Pour ce faire, il y a peu de place aux fioritures. Il est certes possible de clouer une planche tout en écartant les coudes, levant les petits doigts et se tenant bien droit. Mais ce serait le meilleur moyen pour se taper sur un doigt ou tordre le clou.
A l’inverse, en matière de gestuelle, lorsqu’il s’agit simplement de souligner ce que l’on dit verbalement, le surcroît d’énergie nécessaire à enjoliver les gestes ne comporte aucun risque. Par contre, tout ce qui n’est pas justifié par l’efficacité du geste lui-même est signifiant, toute fioriture ajoutée à un geste est chargée de sens. Et c’est sous cet angle qu’il faut analyser la gestuelle des hauts fonctionnaires français, en traquant leurs mouvements additionnels, les surplus de contraintes musculaires qui ne sont pas nécessaires au mouvement lui-même, mais qu’ils se sont imposés pour exprimer quelque chose de plus. Analysons donc chacune de ces quelques postures d’énarques connus ci-dessous.
-Boutonner sa veste
Au-delà de la contenance que cela donne, il y a une façon simple de boutonner sa veste qui coûte très peu d’énergie. Mais à partir du moment où l’on cherche à maintenir les mains dans le prolongement du bras, à regrouper les doigts vers l’intérieur et à écarter les coudes sans avancer le ventre, cela devient plus compliqué. Si ce ministre énarque ci-dessous exécute un tel geste, c’est sans doute par élégance, c’est-à-dire dans le but de se « distinguer » au sens du sociologue P.Bourdieu[4]. Le résultat est certes convaincant, mais avec quelque chose qui ressemble à de la distanciation. Les hommes d’action ne se boutonnent pas tout à fait de la même façon.
-Ecouter patiemment
Dans ce cas ci-dessous, la recherche de contenance est évidente. Il y a cependant plusieurs façons de mettre son corps au repos lorsqu’on écoute un interlocuteur désagréable, et la façon dont le premier ministre joint ses mains est là aussi assez originale : celles-ci remontent vers le haut, les doigts retombent vers le bas et se referment complètement, tandis que les coudes sont là encore écartés. Outre l’extrême raffinement qui se dégage, à la limite d’une féminine religiosité, cette posture est presque impolie car elle affiche une soumission forcée, que la tête inclinée de biais confirme complètement. Libre au ministre de vouloir signifier qu’il perd son temps. Mais ne pourrait-il pas le faire de façon moins solennelle ? Là aussi, cette posture passablement travaillée est très éloignée d’une manifestation de force virile et d’écoute attentive.
-Galvaniser et dynamiser
Outre les coudes écartés qui semblent l’un des éléments syntaxiques de base des postures des hauts fonctionnaires, la façon ci-dessous de serrer les poings tout en les tournant vers l’extérieur d’une quinzaine de degrés en même temps que le poignet est rentré vers soi est une posture particulièrement fréquente.
F.Hollande abusait énormément de ce procédé. En l’occurrence, fermer les poings est un signe menaçant mais la double rotation de la main vers l’extérieur et du poignet vers soi enlève cette dimension d’agressivité et lui confère un aspect chic et là aussi une certaine distanciation. Le poignet ci-dessous est certes moins rentré vers le corps, mais il y a cette petite rotation vers l’extérieur, qui permet au pli de la phalange de l’index de se retrouver au point le plus élevé de la main et qui donne ce côté inoffensif pour ne pas dire caricatural. Dans les deux cas, ce sont des mouvements qui se veulent énergiques, mais qui sont devenus la caricature d’eux-mêmes, une sorte de « méta-geste », comme suite à une espèce d’inhibition ou de pudeur face à l’action.
.
-Evangéliser les foules
A l’instar de toutes les postures précédentes, chez les hauts fonctionnaires, celle qui consiste à lever les mains en signe d’emphase se réalise doigts serrés les uns contre les autres. Ci-dessous, les doigts sont d’ailleurs soudés, afin que les mains se tendent complètement. C’est propre, c’est net et rigoureux, et c’est également chic. Mais les leaders et les hommes d’actions qui utilisent ce genre d’emphase gestuelle positionnent leurs doigts de façon moins stricte et plus naturelle. On imagine mal de toute façon ce genre de posture dans un contexte opérationnel ou d’urgence. Cela ressemble plutôt à une pause oratoire, à une sorte de raffinement pour intellectuel rhétoricien.
La haute fonction publique, une chance pour la France
Il n’est bien évidemment pas question de stigmatiser l’ethnie des hauts fonctionnaires, encore moins celle des énarques qui lui sert de modèle culturel absolu. Au contraire, bien que la France soit un pays terriblement endetté, accusant une sérieuse chute de sa compétitivité et une recrudescence des actes terroristes, nous devons apprécier la chance que nous avons d’être dirigés par une élite dont le raffinement, la distinction et la distanciation gestuelles sont remarquables.
[1] Edward T.Hall : « Le langage silencieux » ; « La dimension cachée », etc…
[2] R.L.Birdwhistell
[3] Par exemple : de nombreux animaux baissent la tête ou s’aplatissent en signe de soumission, ou se grandissent en signe d’agressivité
[4] Pierre Bourdieu : « La distinction »