On a beaucoup parlé de la révolution internet mais sans doute ses répercutions ont-elles été sous-estimées. Au-delà du retour de l’écrit, et de l’instantanéité des informations, l’une des grandes dimensions de la toile réside dans son horizontalité. Cette horizontalité représente tout d’un coup un espace infini de liberté individuelle : liberté d’accès, liberté de diffuser, auxquelles s’ajoute de facto l’égalité de chacun face à l’information. Quiconque bénéficiant d’un simple terminal doté d’une connexion retrouve à sa portée l’ensemble des informations disponibles sur la planète, quelle que soit sa condition ou sa localisation géographique.
Ce que Marshall McLuhan résumait ainsi : « L’interdépendance nouvelle qu’impose l’électronique recrée le monde à l’image d’un village »[1] constitue un bouleversement majeur. Un bouleversement qui, bien évidemment, n’est pas sans risque. Car ce village global, que l’on aurait pu supposer paisible, possède en réalité le plus gros café du commerce de l’univers. Un café du commerce pluggé en real time sur les micros, les caméras, les routeurs, les serveurs, les téléscripteurs, les amplificateurs, les fibres optiques et les satellites du monde entier…
Une liberté qui ne plait pas à tout le monde
Il est particulièrement savoureux de constater d’où proviennent les premiers coups de boutoir contre cette liberté individuelle que procure internet. Certes, la classe politique française, très majoritairement socialiste, a toujours fait la preuve de son interventionnisme. Mais sa réaction suite à l’affaire Griveaux cache mal le malaise qui est le sien : la voici sujette aux moqueries du peuple ! La voici devenue vulnérable parce que ses bobards continuels peuvent être déballés sur la voie publique d’un instant à l’autre !
Tout cela n’est-il pas insupportable pour cette caste qui a l’habitude de régner en maître dans un univers hexagonal peu à peu dépouillé de ses contre-pouvoirs[2] ?
L’affaire Griveaux, ou le retour du refoulé
Esprit de corps aidant, nombreux sont les politiciens à avoir condamné la diffusion de la vidéo intime de l’ex-candidat à la mairie de Paris. Enormément moins nombreux sont ceux qui ont qualifié Benjamin Griveaux de ce qu’il était réellement : un inconscient de première catégorie, pour ne pas vouloir paraphraser le mot de Pierre July[3].
Ce mercredi matin, c’est au tour de François de Rugy de prendre la défense de son collègue de LREM et d’en appeler à demi-mots à une régulation de cet internet honni. Dans une interview sur LCI[4], l’ex-victime des réseaux sociaux, l’homme déstabilisé par ses homards et ses vins fins, déclare : « Ce qui est rendu public sur la base d’échanges privés est très grave, j’en ai été indirectement victime…/… On viole les communications privées. C’est comme si, autrefois, on ouvrait votre courrier qu’on y découvrait des images et qu’on les mettait sur la place publique ».
Au lieu de comprendre que l’existence de cet espace de liberté numérique représente un danger contre lequel il faut se prémunir quand on est un personnage public (un élu qui plus est !), le député fait un amalgame avec des faits répréhensibles d’une époque où tout était plus simple.
Que dit le droit à ce sujet ? « La loi pénale étant d’interprétation stricte, le fait de porter à la connaissance du public ou d’un tiers, soit des paroles prononcées à titre privé ou confidentiel, soit l’image d’une personne se trouvant dans un lieu privé, n’est punissable que si l’enregistrement ou le document qui les contient a été réalisé sans le consentement de la personne concernée »[5].
Le fait d’avoir diffusé soi-même des images via internet, ce qui semble être le cas de Benjamin Griveaux, ne donne donc pas l’autorisation à quiconque qui les a reçues de les transmettre par ailleurs. Mais il s’agit d’une imprudence inconsidérée compte tenu de la facilité avec laquelle, même attentatoire à la vie privée, une diffusion peut devenir virale.
Ceci étant dit, en quoi cela rendrait nécessaire de réglementer internet ? N’existe-il pas une justice pour punir ceux qui le méritent, sans devoir casser ce magnifique espace de liberté ? Pourquoi donc la classe politique en appelle régulièrement à une réglementation ?
Une caste incapable de se remettre en cause
Dans son interview, François de Rugy admet « On ne va pas ralentir internet, donc pour la protection des citoyens, il faut accélérer les poursuites ». Mais il déclare aussi que « C’est pour ça qu’il faut avoir une réflexion particulière sur la puissance d’internet… », ce qui, dans la bouche d’un socialiste, doit être pris très au sérieux.
Déjà, en 2018, Macron avançait ses pions dans ce domaine, lors du forum Forum pour la gouvernance d’internet de l’Unesco[6] : « Au nom de la liberté, on a laissé avancer à visage découvert tant d’ennemis de la liberté…/…. Tout ça conduit à mes yeux à une régulation des acteurs et à une régulation du net. Je crois très profondément qu’il y a urgence ».
La tentation compulsive des socialistes est donc bien là, sous-jacente, prête à saisir la prochaine occasion qui permettra de régenter cet espace de liberté que constitue actuellement internet.
Après tant d’années de domination et de cynisme, notre caste politique donne finalement l’impression de ne vouloir ni prendre la mesure de ce changement sociétal, ni de s’y conformer. Quand on possède la plupart des leviers du pouvoir, et qu’on a pris la mauvaise habitude de se cacher derrière des discours et des postures, sans doute est-il plus facile d’en appeler à une nouvelle réglementation plutôt que d’assurer un minimum de cohérence entre ses actes et ses promesses.
Pire encore, lorsqu’il déclare dans cette interview « La différence entre un régime totalitaire et un régime démocratique, c’est le respect de la vie privée », François de Rugy ne se trompe-t-il pas de camp ? La démocratie est-elle vraiment dans la défense des politiciens menteurs dont les dérapages scabreux sur la toile révèlent toute l’hypocrisie ? Ou plutôt dans la protection de cet espace d’échange et de partage à peu près libre qu’est actuellement le web ?
[1] « La galaxie Gutenberg »
[2] Classe politique et médiatique ont fusionné depuis longtemps, au grand préjudice de la diversité des idées et de l’esprit critique… Quant à la justice, les questions sont de plus en plus nombreuses…
[3] « Griveaux est un con » a-t-il déclaré le 15/02/20 au Huffingtom post.
[4] 19/02/20
[5] Site Dalloz, article 19/05/16
[6] Ouest France, 12/11/18
21 février 2020 16 h 06 min
Article repris dans Contrepoints : https://www.contrepoints.org/2020/02/21/364845-reguler-internet-ou-etre-responsable-de-ses-actes-un-choix-politique