Que la notion de « bon sauvage » chère à Jean-Jacques Rousseau puisse paraître vraiment naïve de nos jours, après l’émergence des sciences humaines et des relatives désillusions qu’elles ont apportées quant à l’ambivalence humaine (eros et thanatos, la violence mimétique, etc…) ne choque plus outre mesure, l’auteur romantique se trouve d’ailleurs naturellement excusé au vu du siècle d’où il avait été victime d’une pareille méprise…
Il est par contre plus difficile d’admettre certaines postures de la part d’un scientifique contemporain tel que Claude Levi-Strauss : « Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensé aussi bien » (Anthropologie structurale); « Le propre de la pensée sauvage est d’être intemporelle »; « J’ai l’intelligence néolithique »… Toutes ces citations, nombreuses et si convergentes, nous montrent du doigt, mettent à l’index, jettent même l’anathème sur cette civilisation « industrielle » occidentale qui est la nôtre. L’anthropologue détesterait notre société technicienne qu’il ne parlerait pas autrement : « La civilisation occidentale s’est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à disposition de l’homme de moyens mécaniques de plus en plus puissants », comme si notre société pouvait se réduire à la mécanisation, à la quantification et à la robotisation alors même que derrière ces concepts se sont accumulés des siècles de découvertes scientifiques et l’élaboration de méthodologies, de protocoles et de systèmes de raisonnements de plus en plus sophistiqués…
La logique cartésienne a constitué un énorme pas en avant dans l’objectivité et la compréhension du réel. Et voila que la logique systémique se propose de la supplanter pour améliorer encore un peu plus notre façon de réfléchir et d’envisager la complexité. En fait, sans cesse l’homme recherche, décortique, invente par bribes et améliore sa compréhension et sa maîtrise du réel et ce n’est pas la moindre des qualités de la société industrielle que d’avoir développé cette curiosité scientifique, cette culture humaniste, cette soif quasi pathologique de comprendre le pourquoi des choses qui nous entourent avec des moyens appropriés, et cette obsession maladive de tout transmettre aux générations suivantes sans en perdre une miette (nous sommes même devenus les champions du « progrès cumulatif », n’en déplaise à l’auteur !). Est-ce seulement le culte de la mécanisation ? Est-ce seulement la course à la « quantité d’énergie disponible par individu » dont parle l’ethnologue ? N’est ce pas profondément réducteur ? Jean Baudrillard voit dans le progrès scientifique la manifestation d’une pulsion autrement plus fondamentale, infra culturelle et puissante : la lutte contre la mort…
A partir de telles sentences, il est tout à fait logique que Claude Levi-Strauss estime impossible de hiérarchiser les cultures et d’admettre la « relative supériorité » de la société occidentale actuelle. Pourtant, et sans remettre en cause les apports déterminants de l’auteur en matière d’analyse structuraliste (de la parenté, de l’Oedipe, etc…), de telles postures ne revêtent absolument rien de scientifique. Elles défraient même la logique, si tant est que l’on puisse raisonner en dehors de toute morale, ne serait-ce que momentanément, et il faut espérer que oui. Elles ne sont d’ailleurs que des injonctions moralisantes, avec toute la toxicité qu’elles comportent à vouloir se substituer au discours scientifique parce qu’elles l’accompagnent…
Peut-être que tout cela part d’un bon sentiment (à moins que ce soit une formation réactionnelle à la pitié qu’inspirent les cultures non occidentales ?), dans une période ou le post colonialisme distille du remords à n’en plus finir (et il faut lire P.Bruckner à ce sujet !), mais Morale et Science doivent se compléter, chacune dans son propre rôle, et non pas se confondre dans une discipline aléatoire qui dessert l’objectivité scientifique d’un côté, pour ne gagner qu’une éthique bancale et artificielle de l’autre… Toute une génération d’étudiants façonnée par la pensée de Claude Levi-Strauss aura grandi dans une sorte de culte de la haine de la société occidentale, industrielle, scientifique et humaniste. Comment s’étonner ensuite que certains sociologues et historiens (Baudrillard, Gaucher, Finkielkraut…) déplorent que l’attrait pour la science s’effrite, que l’esprit humaniste s’effiloche, que le culte de la conversation érudite se raréfie, que l’esprit critique se noie dans un relativisme envahissant ?
Il faut retrouver le courage de la critique, et donc de la comparaison, sans tuer en nous la morale qui nous a trop souvent été inculquée, mais en la remettant à sa juste place de garde fou ! Il faut oser suggérer que, entre autres exemples, le taux de mortalité infantile, la solidarité vis à vis des plus faibles, le droit des femmes, la quantité de savoir et la capacité à le partager à la génération présente et à le transmettre aux suivantes, ou encore la compréhension du réel et son niveau de maîtrise, sont des dimensions tangibles et objectives sur lesquelles comparer les différentes civilisations n’est pas un exercice bêtement ethnocentrique. Comparer les civilisations sur ces dimensions relève au contraire d’une approche beaucoup plus fonctionnelle : quelle peut-être en effet la fonction d’une société si ce n’est d’assurer sa survie et son confort via celui de ses membres ?
25 décembre 2018 18 h 59 min
Merci pour la personne très agressive qui a relevé deux fautes dans cet article très ancien, fautes qui ont été corrigées. Dommage que cette personne en ait profité pour rejeter l’article sans avoir lu (ou compris ?) le fond. Tel était sans doute son intérêt, ne surtout pas réfléchir sur ce fond gênant pour ne pas dire compromettant. Sinon, comment expliquer son agressivité ? 🙂